Écrire, ou la pensée en actes.

Nous savons tous quelque chose de la difficulté d’écrire,
– de la pensée qui nous échappe,
– de celle qui s’écrit seule,
– du contresens surgissant, mais révélant,
– de la trouvaille improbable, qui rencontre soudain le sous-jacent, allongeant alors le temps et la plume en ricochets, autour de mots ajustés. 

Ainsi, entre Égard et Regard, c’est à la consonne près que je chemine dans un travail de création en liesse avec les lettres, les mots, la parole, le langage et le silence essentiel, précédent bien souvent : un dire qui éclaire.
Une affaire de relations, de concordes et d’imprévus jubilatoires.
J’ai ainsi découvert que dans liesse,il y avait la racine latine : laetitia qui signifie : joie
et l’Encrage dans l’ancien français : ledece qui veut dire : lié.

Mais, cheminons.
Dans le groupe de travail: « art et psychanalyse », qui nous réunissait l’an passé,
l’intitulé de ma proposition d’exploration s’est écrit comme suit :
« A la lettre près: archipel et dessein animé:  affaire de Traversées: Toucher au vif ».

Une sorte de rébus s’était donc présenté à moi.
En effet, cette succession de mots et de ponctuations, était venue s’inscrire, non comme une claire décision,
mais comme un déroulé inspiré par une écoute en perspectives,
et cela depuis le centre de ma pratique artistique, donc depuis un certain art de vivre.
Ainsi, ces mots insulaires et ponctués avaient littéralement : déboulés,
dans une écriture quasi automatique, dont j’allais peu à peu discerner : nouages et reliages.

Pour exemple : ce dessein animé : dont j’ai senti finalement, qu’il était arrimé à la compagnie du vivant sujet qui nous anime, mais souvent à notre insu. 
L’insu comme ce que l’on sait du dedans, mais tout en l’ignorant.
J’entendais alors que cet insu serait à réveiller,
Il viendrait toucher : au vif du sujet
et passerait par l’écriture, dans son cortège d’antécédents, de considérations, d’histoires et de récits.
Des alphabets initiaux, au « parlêtre », le cheminement allait m’inscrire dans la durée et dans un consentement à me laisser surprendre.
Pourtant, je n’avais alors aucune idée précise de ce qui allait se texturer,
ni de comment l’écrire, puisque tout me semblait aussi clos / qu’ouvert.
Soit : l’envahissement d’une sensation de paradoxes, un monde d’oxymores, d’homophonies, de métonymies,
un monde encore secret mais travaillant tel un agitateur au fond d’un bécher de laboratoire. 

Sous l’effet d’une quasi « inquiétante étrangeté »,
se manifeste souvent la tentation de ne pas suivre le flux du vivant,
mais c’est la tentative de ne pas me détourner qui m’embarquât.
Il s’agissait d’explorer : ça ne se refuse pas.
N’avais-je pas écrit : affaire de Traversées : un événement que la cure analytique nous enseigne,
tels les passages d’une rive à l’autre : ce précieux processus qui s’incarne à Venise, comme un fil conducteur;
Venise qui devînt dès 1469, pour bon nombre d’années, la première productrice de livres en Europe.

Cette difficulté de parvenir à écrire : les fulgurances, les intuitions traversantes et les références aux livres phares, s’est diluée à l’écoute des mots surgissant, mais sans bien savoir ce qui se disait entre les lignes.
Se tramait alors, la synthèse d’une intuition prégnante et un jeu entre les lettres, qui se faisait presque sans moi.
Tout m’invitait à une étrange traduction, proche d’une « poétique du traduire » comme l’écrivait Henri Meschonnic, et relié à l’expérience. 
Souvenons-nous que poésie, vient du grec poïen : qui veut dire : faire,
non pas au sens de : faire quelque chose, non,
mais au sens de faire : apparaître. Tel serait l’acte véritable du poïen : déclare Claude Roëls, traducteur.
Alors Œuvrons, voire : O(e)uvrons.

J’entendais que les mots-archipels de mon énoncée initiale, étaient reliés à l’éventail que je tentais de déployer de longue date, à propos du vertige qu’induit : prendre la parole et de parole comme pharmakon, soit :  une même substance qui peut tout autant nous détruire que nous sauver. Quant à l’écrire, le vertige redoublait.
« Là ou croit le danger croit aussi ce qui sauve », écrivait le poète Hölderlin.  
Combien la cure analytique peut nous mettre en phase avec ce principe actif,
saisissant ainsi l’organisation du chaos et la cohérence de nos incohérences : une richesse à ne pas négliger. 

Pour ce groupe de travail, tout était parti du théâtre : depuis la représentation de la pièce « les jeux de l’amour et du hasard » de Marivaux, montée par Benoît Lambert.
Le théâtre :
lieu de paroles et de dialogues : informés à partir de l’écrit
lieu de corps et de mouvements, de leur contraire aussi parfois,
lieu des lumières et des ombres,
de  catharsis,
de pulsations entre scène et salle,
de larmes de gratitude aux paroles émises
par celui qui acte vers celui qui reçoit,
une affaire de temps et d’espaces entremêlés très singulièrement,
un lieu du vivant ciselé dans la fibre de l’écrit et vice versa.

Valère Novarina dans son livre : « Devant la parole » nous dit :
«celui qui parle, celui qui écrit, c’est un qui jette ses mots comme des cailloux divinatoires, comme des dés lancés. Il ne choisit pas les mots pour s’exprimer et parce qu’il aurait quelque chose à dire, il porte chaque mot à son oreille pour entendre. Nous entendons dedans les mots, les choses en suspens…tout l’univers suspendu à l’instant des paroles …». 
Je me disais, qu’entre égard et regard :  dans l’espace de la lettre manquante ou pivot selon
il y avait comme une invite à entendre ce que l’on voit, ou mieux : à écouter ce que l’on regarde :
une affaire de considération sans laquelle : la culture n’opère que bien peu.
Et, c’est aussi ce qui va déterminer la texture de ce qui va s’écrire.

D’associations en dissociations, de soudures en césures, m’est revenu qu’il y avait chez les grecs, un seul mot pour désigner :  dessiner et écrire, soit : Grapheïn.  Entre, ces deux-là se logerait peut-être : l’esquisse, qui m’intéresse tant, à travers ce que le poète Yves Bonnefoy en disait : «elle n’est pas l’allusion, ni l’ellipse, ni la référence connue, c’est l’inconnu qui se risque à découvert un instant et bien sûr avec une intuition à soi, un jeu propre…».

L’audace du tracé singulier, de l’ébauche, de l’engagement de présence : comme terrain fertile.  

M’est aussi revenu le titre du livre de Moustafa Safouan : « L’Inconscient et son scribe ».Safouan,psychanalyste né à Alexandrie, terre d’Égypte et d’une bibliothèque fantôme.

On trouve des esquisses et surtout des essais chez Montaigne,
des Fragments chez Héraclite,
des Haïku chez les poètes japonais.

Il m’a semblé, qu’associer l’écriture à la pensée en acte,
délivre par bribes, une parole touchant à ce qu’elle peut : à savoir : rendre le sujet autonome. 
Qu’il s’en trouve alors, non plus auxiliaire, mais informé
c’est à Dire : ayant pris forme et averti.

flc, 2020.